Le Bal des pendus

Le Bal des pendus

La nouvelle « Le bal des pendus », a été primée par le jury 2023 du concours littéraire organisé par la Collectivité Européenne d’Alsace (CEA). Notre autrice, Marianne Vollet-Gless a été récompensée ainsi que cinq autres lauréat.es à Colmar le 20 septembre 2023. Les six nouvelles ont été éditées sous la forme d’un recueil édité par la CEA et distribué dans tous les collèges et bibliothèques alsaciennes. C’était une première fois pour la CEA , et aussi, pour notre autrice ménauvienne.

Le thème des ouvriers de la mine des potasses d’Alsace fut le départ de l’inspiration de la nouvelle Le Bal des pendus.

« Pour moi qui ai vu peu à peu fermer les industries extractives ici, en Alsace et en Lorraine, il s’agissait d’imaginer une histoire courte à partir d’une photo, celle de la salle des vestiaires des mineurs du carreau Rodolphe sur le site des MDPA (Mines de Potasses d’Alsace) », explique Marianne Vollet-Gless.

Voici la photographie à partir de laquelle l'autrice Marianne Vollet-Gless a écrit la nouvelle "Le Bal des pendus". © Collectivité européenne d'Alsace

Le Bal des pendus

Il y a longtemps, un syndicaliste de là-bas nous avait soutenues, nous les ouvrières du textile de Colmar. Nous avions obtenu, suite aux accords de Grenelle en 1968, quelques sous de plus. Et surtout, la possibilité de prendre la parole, enfin, en créant des sections syndicales d’entreprise. N’empêche, au début nous étions 500 ouvrières, puis 100, puis des robots, puis rien ! Les filatures ont filé en Tunisie, Inde, au Pakistan, en Chine… Plus tard, recyclée dans la bureautique, la mémoire lavée par l’oubli et le quotidien d’une vie ponctuée par le travail, les enfants, la recherche du bien être et celle plus aléatoire de la paix et d’une vie sans histoires, j’avais suivi l’effacement d’autres usines devenues friches, bureaux, zones de loisirs, et la reconversion humaine vers de nouvelles activités d’existence et de rêves.

Lors d’une excursion à l’écomusée et au parc du Petit Prince, les enfants ont demandé ce qu’étaient ces machins qui pointent vers le ciel leurs chevalets, trop grands trop massifs pour des grues, trop gris, trop bizarres, juste à coté de ces parcs si sympas ….Je requis Wiki qui me dit tout sur le Carreau Rodolphe, les Mines Domaniales des Potasses d’Alsace, les MDPA. Tout ? Vraiment ? Vrai ? Ment ? Cette drôle de photo, la salle des vestiaires des Mines de Potasses d’Alsace du carreau Rodolphe, m’a fait replonger dans des drôles de réminiscences, comme la grève menée par Ottilia, la première déléguée d’entreprise chez les foies gras Feyel…Elle y prit la parole, fraîchement élue, et conduisit les copines ouvrières à une grève, fait historique du jamais vu en Alsace, des femmes de l’agro-alimentaire qui osent revendiquer ! “Femme libérée” chantait Cookie Dingler.

A regarder l’image figée, on repère le mineur casqué debout. Il semble à l’aise. Il s’adresse à ses camarades assis sous des trucs pendouillant d’un plafond haut à demi éclairé par des baies vitrées. Est-ce un porion, un chef d’équipe, un agent de sécurité ? Que dit-il à cette équipe d’hommes à moitié nus que l’on peine à voir, de dos, figures cachées, profils incertains, chacun près d’un numéro vissé sur le dossier du banc, assis sous ces formes tombantes, lianes muettes d’une forêt inversée, sombre et immobile. En haut des vêtements, en bas des silhouettes, corps debout, tassés, parfois affaissés en marcel, en tee-shirt : la double vie des mineurs, au fond, labyrinthes souterrains, monde clos à moins 400 ou 1000 mètres. Aller-retour en cabine. Dans l’entre-deux la salle des vestiaires, passage obligé. Une organisation propre à tous les univers miniers, fer, charbon, cuivre, argent ou sel de potasse. Un sas obtenu de haute lutte à la fin du XIX siècle, dont ont profité les MDPA. Les journaux relatant la catastrophe de Courrières dans le Nord qui fit plus de 1400 morts en 1906 l’avaient maladroitement nommée « la salle des pendus ».

Le terme est resté, s’est répandu partout. Adopté par les MDPA, dont l’aventure séculaire commencée au XX siècle dans ce vaste territoire du « Bassin Potassique » fut longtemps ignorée des imaginaires de l’Alsace. La potasse fut durant cette période qu’on appela les trente glorieuses l’engrais miracle avec la formule chimique magique NPK, N pour azote, P phosphore, et le K du potassium (Kali en allemand). Elle fit la fortune des patrons, l’expansion de l’agriculture productiviste et le malheur de la nappe phréatique. Invisible creusement des mines, alignement en surface des cités minières modèles, non loin les vallées – fabriques textiles des Vosges. La salle des pendus…. Les crocs y gardent les vêtements de ville accrochés au plafond, pendant la descente. Identifiables par numéro, le même que celui gravé sur le banc : de l’ordonnancement que diable, faire vite, efficace et sans erreur. Monter descendre, travailler. Comme à l’armée, au suivant, au suivant… tout nu en godillots graissés vers la cabine qui fonce, s’enfonce descend dans les entrailles de la terre. En bas, les mineurs sont autres, quasi nus, transpirant de chaleur, taupes en shorts, godillots, casque à lampe frontale, emportant leur « Kessele », ce repas plat unique préparé en haut. Avalé dans la galerie d’en dessous, terre de plus en plus chaude striée des filons de minerai à extraire. Les cristaux convoités luisent roses mauve gris blanc sous les lampes, lucioles arrachées à la nuit, prélevés du magma originel où peurs, rêves, désirs, cauchemars s’abîment en autant de fantasmes inavouables par les mineurs du Bassin, nains de large plaine, solidaires ouvriers-paysans reliés au sol comme à l’azur. Tous différents, venus de Wittelsheim, Pulversheim, Guebwiller ou de plus loin de villages polonais, italiens, algériens grossir les effectifs d’une industrie minière forte de plus de mille travailleurs. Malgré la diversité des métiers des mines, la figure typique du mineur est celle du mineur de fond, qui laisse pendant six heures pendre les fringues à ces crocs à treuil garnis 24h/24. Une mine ne s’arrête jamais. Ceux du bas vivent la danse quotidienne qui relie le dedans de la terre à la surface du territoire. La danse des pendus.

Leurs habits accrochés flottants, vidés des corps humains signent la présence de l’absence. Ces habits fabriqués par les ouvrières du textile et de l’habillement sont peut-être encore chauds des étreintes nocturnes, du parfum de leurs chéries, des effluves de leurs logis, leurs poches remplies du doudou-girafe confié par leur fillette, d’un paquet de clopes ou d’un billet pour le prochain match de foot. Choses en transit, gazeuses. Sous la terre, corps concentrés, chacun à son poste, temps réglés, coordonnés, gestes éprouvés, machines surveillées, les mineurs s’exécutent en pros formés par l’école des mines. Penser ? Pas le temps : vigilance, les poussières de potasse n’ont certes pas la même poisse de coller au cuir et aux poumons comme chez les camarades des Houillères du Bassin de Lorraine (H.B.L.) mais le risque d’explosion demeure. Pensent-ils à cet accident survenu sous le carreau Rodolphe qui fit 25 morts ? Lorsque l’on prenait la route nationale 83 dans les années 70 vers la trouée de Belfort, la voiture tressautait sur la chaussée du bassin potassique coincé entre Mulhouse et Guebwiller où les routes étaient truffées d’affaissements, nids de poule annoncés par les panneaux de signalisation en triangle à liseré rouge encadrant l’image stylisée d’un double monticule de terre, dit dos d’âne/cassis. Je pensais aux vacances, pas aux mineurs, ni au travail. A visiter aujourd’hui le vestige Rodolphe, je me prends à rêvasser, à ces mineurs disparus du site. Parlaient-ils des bonnes choses d’en haut ? Des mérites culinaires respectifs du contenu de leur musette, le « Kessele » ? Des « Fleischchnäcke » de mamama Aline, rien à voir avec « FleischnäckA » de Colmar ! De la choucroute polonaise de mama Kowalki, ajouter des carottes à l’Edelzwicker de Mittelwihr ! De la polenta de Fernande Sonzogni, si crémeuse, du couscous de Constantine fait par Mourad lui même, hommage à sa mère restée là bas car lui avait fui le service militaire obligatoire de trois ans et trouvé refuge à Wittelsheim, où il acquit un Français à l’accent haut rhinois imbattable! A quoi pensaients-ils, les Robes, Fred, Ahmed, Biaschio, à l’heure de la remontée ? Après la douche, corps et vêtements lavés de concert des sueurs et poussières de sels, peaux et esprits rafraichis ? Avant de décrocher leurs fringues de ville, en écoutant le porion ? A la sécurité ? À rentrer ? A rien ? Se rhabiller, rigoler, presque à poil, contents d’être là, vivants. Pas comme les 25 d’ici, fauchés par un coup de mur le 23 juillet 1940, ni comme ces 42 mineurs de Liévin en 1974. Mourir au travail, après avoir rigolé, mangé le « Kessele », avoir été pris à la mine, un travail dur certes, mais bien, très bien payé, surtout vers la fin. Cette fin qui développa les formations de l’école professionnelle des MDPA, devenue Lycée Charles De Gaulle pour accrocher au statut ouvrier celui d’étudiant diplômé bac et plus, jusqu’au BTS en électrotechnique, chaudronnerie et sécurité. Filières masculines où s’introduisent enfin quelques intrépides jeunes filles : est-ce elles qui ont poussé à l’installation récente des ruches d’abeilles au lycée ?

Les hommes fantômes de la photo sont sans doute passés par l’école ou le lycée, chanceux d’être pris ensuite à la mine, malgré les fermetures des puits les uns après les autres, jusqu’à l’arrêt total en 2013. Quarante ans de batailles syndicales, écologistes, financières, à chercher de quoi mieux vivre, du sens au travail et un peu d’humour, potache, bien sûr. Sur la RN83, on voyait jadis des panneaux routiers, comme le risque de glissade, ces doubles serpentins sous une voiture en déséquilibre, liés selon la saison et le lieu, au jus dégoulinant des monceaux de betteraves amenés par remorques découvertes à la sucrerie d’Erstein, ou aux sucs collants des choux de Krautergertsheim. On y croisait en tous sens les camions de la MDPA livrer leurs sacs NPK aux coopératives agricoles, coincés par les panneaux de rétrécissement de chaussée à chaque traversée de villes et villages. Aujourd’hui le GPS performant ne trouva qu’avec peine l’entrée du carreau Rodolphe dissimulé derrière une nouvelle ZAC, ignorée par une signalétique axée sur l’écomusée et le Parc du Petit Prince proches. Cela faisait bien longtemps que je n’étais revenue dans le coin…

Le site actuel ressemble à un large espace abandonné par l’économie et les dieux de l’industrie, ces bourgeois condottiere qui plus d’un siècle auparavant, à force de carottages, avaient lancé avec Amélie de Zurcher les forages du sous-sol de cette vaste plaine fertile propice au maraîchage. L’aventure des MDPA dura un siècle, entre deux guerres, deux nations, deux choix de société … L’extraction de sylvite, elle, reprend à Khemisset, au Maroc. Pour une poignée de dollars, d’emplois et d’agrochimie. Que faire des mines en Alsace ? Chevalets, cours bétonnées, bâtis usiniers, ronflements de machines, sonneries des sirènes, l’ère de l’extraction ne résonne plus dans les cités fleuries. Les traces industrielles demeurent, avec des zébrures autoroutières qui strient le bassin rhénan de bandes passantes bien lisses pour autos, motos, camions où les jolis paysages de Hansi se réduisent à des points de GPS. J’avais connu dans mes voyages et déplacements professionnels la nostalgie de l’abandon des sites lorsque le filon se tarit, quand les traqueurs de profits partent ailleurs exploiter terres, sous-sols, et travailleurs… Friches de la vallée de la Fensch, mines ennoyées de Briey-Moyeuvre, terrils noirs et refleuris de Lens, mine d’Argent de Ste Marie aux Mines dont les habitants gardent mémoire. Le climat est au changement. Le temps est venu de ré-enrichir les terres, décarboner, mixer organique, biologique et savoir faire industrieux. Réconcilier culture paysanne et ouvrière. Sortir du paradigme tout-chimique, rebattre le mix de beauté et d’horreur des civilisations du pétrole, du plastique, des grands ensembles urbains qui luisent comme des fourmilières géantes lorsque Google Earth les visualise sur le globe terrestre, petits lumignons enrobés de polluants qui asphyxient notre planète. Ecrire, rêver avec ces mineurs, qui comme Roger, font barrage à l’oubli.

Le site des MDPA a vécu. Un chantier d’histoire advient. Changer d’ère. Animer la photo. Aller vers d’autres activités, vers les arts, oeuvrer, chanter, danser, relier le bas en haut. Dépolluer. Respecter. Vivre une autre légende. Trouver d’autres martingales M.E.I., Matériaux, Informations, Energies. La salle des pendus tangue, se transforme en salle de bal. Les lianes des vêtements vibrent, les treuils crissent, les mineurs étreignent les couturières de Wesserling qui valsent avec les folkeux de l’Ecomusée. Toutes et tous virevoltent, sourient aux enfants du Petit Prince, emportés dans la sarabande de l’avenir. De l’espoir. Hop là. Vrai-ment.

Le site de Stocamine dans la commune de Wittelsheim. © Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg

Cette aventure littéraire continue avec d’autres thèmes possibles.

La 2eme édition du concours 2025 de la CEA est ouvert  pour la catégorie  roman, jusqu’au 15 mai 2025 sur le thème « Quelle Alsace pour demain ? ». Imaginer l’Alsace de demain à partir des innovations d’aujourd’hui, c’est d’actualité. Que vous soyez adulte, jeune, enfant  renseignez vous en jetant un œil sur le lien ci-dessous :

https://www.alsace.eu/actualites/concours-litteraire-racontez-nous-l-alsace/

Le concours littéraire s’inscrit dans la cadre de la saison culturelle organisée par la Collectivité européenne d’Alsace, en lien avec les objectifs de la politique de lecture publique.

Il a pour ambitions de :

  • Valoriser les pratiques d’écritures amateurs en Alsace
  • Soutenir la création littéraire en Alsace et à propos de l’Alsace
  • Stimuler l’imaginaire
  • Favoriser l’appropriation de l’écriture dès le plus jeune âge, en tant que moyen pour s’exprimer et prendre confiance en soi
  • Mettre en avant le patrimoine alsacien

Si vous voulez vous lancer, libérer votre créativité, allez y ! Vous pouvez bénéficier d’un accompagnement au sein des “ateliers d’écriture créative” dispensés au Centre socioculturel de la Meinau, un mercredi dans le mois. Pour plus d’informations vous pouvez contacter Eva à l’adresse mail suivante : eva.wernert@lecentre-meinau.fr 

Marianne Vollet-Gless

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