Légendes urbaines. Chapitre 3 : Rabiah est toujours là, Sabri est parti, le quartier change

Légendes urbaines. Chapitre 3 : Rabiah est toujours là, Sabri est parti, le quartier change

L’autrice, Marianne Vollet-Gless, propose des petits contes sur le quartier de la Meinau, à partir de ses souvenirs, divaguant entre réalité et fiction. La suite de la série « Contes et légendes urbaines du quartier de la Meinau » : c’est ci-dessous !

Rabiah n’a jamais revu son fils. La ville a mis des doubles vitrages sur les immeubles de la rue de Normandie et du secteur Schulmeister, on a percé une nouvelle rue derrière l’école de la Meinau. Les rodéos se sont calmés, les voitures brûlent toujours au Nouvel An.

Les rodéos se sont-ils vraiment calmés ? Les oiseaux noirs planent. Illustration : Tano Sirna

Et pourtant, auparavant que de palabres, réunions, réclamations, une mosquée, un accueil petite enfance dans les écoles, un bus navette vers le tram après 20h du soir, une télé inter quartier… Pendant ce temps, de l’autre côté de l’avenue de Colmar, dans la Plaine des Bouchers, les usines ferment une à une, les choses traînent côté plan d’insertion en politique de la ville. Le Racing, lui, a ses supporters et ses hooligans venus de partout.

Les années passent. La méthode du Kärcher, tant condamnée, s’est répandue, voire banalisée. D’ailleurs, ces dernières années, le gouvernement a créé un ministère de l’Immigration, qui fusionne l’Intérieur (les flics), le Social et les Affaires Etrangères : une simplification administrative apparente qui a mis dans le même sac sécurité intérieure, menace extérieure et droits sociaux, ce qui a augmenté les pouvoirs de la BAC (Brigade Anti Criminelle), et développé la tendance du contrôle au faciès.

Au détriment de ce que demandaient vraiment les gens, les femmes surtout : donner les moyens aux professionnels du social et du culturel, aux policiers, notamment des policiers ilotiers, traquer les fake news, accompagner le numérique, stopper la tyrannie des marques et des dealers, donner de vraies chances aux collégiens.nes !

Mohamed continue de répéter les mêmes plaintes :

« Tu te rends compte, à la Meinau, on était 23 000 habitants, et un seul commissariat avec quatre policiers et un seul commissaire et même pas de secrétaire pour taper les dépôts de plainte !!! Alors que dans les quartiers chics, comme me dis ta fille, là-bas au quartier des XV où elle fait des études de sciences économiques, oui oui, science éco, il y a un commissariat, ils sont au moins neuf policiers, et dans un beau bâtiment, des pierres de taille, et il n’y a pas autant d’habitants… Même les oiseaux là-bas dans leurs arbres les beaux du jardin botanique, ils sont gentils, pas de cris stridents comme ici… »

 

« Tu comprends quelque chose à çà toi ? »

 

Rabiah était repartie, comme d’habitude pressée par ses tâches multiples, de moins en moins de temps pour participer aux assemblées de quartier avec ses horaires hachés, les soucis de santé de sa mère. Son mari, Mohamed, se relance dans une de ces diatribes battues et rebattues dont il avait le chic, râleur, hâbleur, cachant sous l’avalanche de mots son désarroi.

Rabiah n’a pas eu, pu échanger avec plus de détails sur ces phénomènes plus étranges qui la tracassait : ces oiseaux, ces étourneaux ils viennent de là-bas, de l’autre côté de la Méditerranée, chaque année. Ils venaient ici au printemps, autour de la Meinau du Baggersee, profiter de la douceur des arbres caduques, des champs de maïs, des jardins fleuris, des grasses friches du Krimmeri, avant d’aller nicher dans les platanes, se mettre en couple et faire des petits, la vie quoi, en haut des arbres, eux de leur côté, et nous du nôtre…

Etourneau de malheur, ici et ailleurs... Illustration : Tano Sirna

Mais depuis cette année-là, celle des traces de pas d’oiseaux sont dans l’appartement. Quelque chose s’est détraqué.  Ce n’est pas seulement du plan social qu’il s’agit. Il y a quelque chose de plus insidieux, de plus souterrain, de plus inquiétant… ces masses invisibles qui cognent à la porte… ces yeux noirs au-dessus de becs pointus qui se tournent vers les loggias, spécialement là où sont rangées les poussettes…. Une ambiance de merde rode depuis la disparition de Sabri. D’accord il a 18 ans, la police ne peut rien faire, l’éducateur n’a rien vu venir, et l’imam fait des prières. Rabiah sait, sent que non, « son » Sabri lui a caché bien plus de choses, et surtout à son père… Et aussi à Mounia.

Avant, quand il partait contempler les étourneaux se rassembler au-dessus du Baggersee au mois de novembre, en un vol majestueux, un ballet noir et azur de petits points gracieux, Sabri levait la tête, admirait le ciel et les plumes et fonçait en vélo suivre la masse des étourneaux s’installant dans les branches des platanes ondoyants. Il prenait son tam-tam et accompagnait les longues psalmodies oiselières, jusqu’à ce que les feuilles s’apaisent en un murmure bienfaisant.

Fini les concerts assourdissants pour éloigner les nuages sombres de la nuit tombante de plus en plus précoce. Sabri aimait la musique forte et les accompagnait depuis sa chambre avec ses platines house… Insensible au monde environnant, à sa mère dans la cuisine, ses sœurs à coté, son père en bas au café.

Et puis un jour pfuittt ! Plus de Sabri, plus d’étourneaux, plus de cris ni de musique ; les platanes sont devenus immobiles et silencieux.

Et puis les grues sont arrivées, pas les oiseaux échassiers, les grues de bâtiment, celles qui travaillent pour le plan de rénovation urbaine, le PRU…Elles ont déblayé les gravats de la Tour 33 explosée en 2015…

Les grues ont changé le quartier. Illustration : Tano Sirna

Juste avant l’année du singe, celle du feu celle de la fin des araignées dans les friches laissées par les chantiers du PRU. Ces friches où Sabri et Mounia se retrouvaient avant.   Même les réunions de quartier se disloquent, se font en cachette, entre communautés.

Et maintenant, que l’actuelle politique de la ville a fait émerger des rues pour joindre le côté des villas à celui des cités, reconstruit la MJC en un ensemble baroque de centre socio-culturel, attenant à la Médiathèque et au Centre National de Danse POLE-SUD, la vie continue. Apparemment plus sereine, plus confortable, sans bruit.

Tout se passe à ras de terre, les yeux baissés, les têtes emmitouflées de voiles, de capuches, les corps dissimulés sous d’amples manteaux qui battent les trottoirs. Les rumeurs circulent sous les oripeaux d’Halloween, à la Meinau comme ailleurs, courges grimaçantes, potirons noir-orange, chapeaux pointus et ailes de chauves-souris sur les fenêtres, et derrière des singes araignées gratteurs de joies et de haines. Heureusement il y a le marché du jeudi matin, un vrai village méditerranéen coloré, fréquenté bien au-delà des seuls habitants de la Meinau ? Une bulle de rencontres et d’échanges réguliers d’où les oiseaux sont absents. Quels sentiments gagneront ?

A suivre :

Chapitre 4. Quand les habitants des bas étages s’en mêlent : celles et ceux des villas

Chapitre 5. Et bientôt la BAC avec l’imam, le curé et la pasteur-e ? 

Chapitre 6. Le retour des oiseaux : un paon au Baggersee, Sabri s’est-il métamorphosé ?

Texte Marianne Vollet Gless, illustrations, Tano Sirna, citoyen.nes du monde…et de la Meinau

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