Kamuyot c’est la pièce du célèbre chorégraphe Ohad Naharin qui a essuyé un succès fou. Les représentations ont eu lieu dans la grande salle du Centre socioculturel de la Meinau, au cœur du quartier, du 11 au 18 juin. Cela a été possible grâce à l’accueil de PÔLE-SUD et de l’Opéra national du Rhin. Pour ce spectacle jeune public de nombreuses classes de l’ensemble du territoire sont venues se frotter à l’expérience d’une immersion totale, au plus proche des artistes !

Inscrite dans le répertoire du Ballet de l’Opéra national du Rhin depuis 2021, Kamuyot ne cesse de conquérir les cœurs des spectateurs depuis quatre ans. Le Centre socioculturel de la Meinau avait déjà accueilli une édition en 2023 ! Il faut dire que Kamuyot tourne aussi bien qu’une danseuse de boîte à musique qu’on a envie de faire toupiller encore et encore.
Avec Kamuyot, la danse contemporaine devient un langage compréhensible et engageant pour un public peu familier du genre, en particulier les enfants et les adolescents. Les nombreuses éditions de ce spectacle inédit prouvent que le pari est réussi !
Un ballet immersif !
Ce qui rend cette proposition artistique surprenante est son aspect immersif, au plus près du public, installé tout autour d’un espace délimité par un tapis, à 360 degrés. On dirait une arène. En effet, ni scène en dur, ni rideaux, ni fioriture. C’est brut. Vif. Vague. Promesse faite d’une expérience inédite au cœur d’un cadre épuré. Quatorze danseurs vêtus de kilts écossais, pantalons en tartans ou collants déchirés et chemises blanches ; hauts en carreaux et vifs en couleurs, entrent discrètement et s’installent dans le public. Que va-t-il se passer ?
Silence. Des regards s’échangent, puis la musique. Une bande son originale qui vacille entre pop japonaise, génériques de films et séries cultes, rock endiablé et même du… reggae ! C’est un solo qui ouvre le bal, puis les autres suivent. A chaque fois, un artiste est mis en lumière en habitant l’espace, puis les autres suivent en se coordonnant et ainsi de suite.
Pendant près d’une heure, les interprètes performent, comme des molécules d’un même corps qui traversent l’espace, voire le transcendent, entre ordre parfait et chaos. Tout est lié. Le public est le décor et devient même acteur sans le savoir !
« Le public n’est pas considéré comme public mais fait partie du spectacle et tout le jeu des danseurs est d’apprivoiser et d’intégrer pleinement le public à leur performance », affirme Pasquale Nocera, chargé de développement des missions lié au label Centre Chorégraphique National (CCN).

Qui regarde qui ?
Le regard y tient une place centrale. « C’est dans le cahier des charges des danseurs de parler et de jouer avec le public », précise Pasquale Nocera. En réalité, c’est très formateur pour les danseurs, car ils cassent ce fameux quatrième mur, celui de la séparation avec le public, et cette proximité pose la question fondamentale de pourquoi on danse ».
A un moment, les danseurs s’arrêtent net pour prendre le temps de regarder dans le blanc des yeux des personnes prises au hasard dans le public. Etre regardé intensément en tant que public est perturbant. Soit on arrive à tenir le regard, soit on essaye à tout prix de l’éviter. « L’idée est d’inverser les rôles en faisant du public ceux qui sont regardés et cela soulève la question d’à quel point on est spectateur dans l’art », explicite le danseur Hénoc Waysenson, qui a intégré en 2015 le Ballet de l’Opéra national du Rhin, et qui fait sa première saison de Kamuyot.
En effet, cette chorégraphie un brin provocatrice, vient tester les limites du public et sa capacité à recevoir et à donner. L’objectif est que le public soit surpris par ce qu’il voit et se pose des questions. Pourquoi le danseur est habillé comme ça ? Pourquoi il me regarde ?
« Faut vraiment être dans l’acceptation du regard des autres, car on voit les réactions du public, il y a un échange. Au lieu de transmettre, on reçoit un message. Plutôt que de vouloir donner, c’est un moment de partage », confie le danseur Mathis Nour, très ému car c’est sa dernière représentation de Kamuyot.
Quand les barrières entre artistes et publics sont brisées, cela permet de retourner à l’essence même de ce qu’est d’exister en tant qu’animal social, en groupe.
« On peut être déconcerté par les réactions du public, par exemple on a déjà eu des moments intenses en voyant les larmes du spectateur. L’émotion est palpable, pleine, surtout face à des enfants qui sont en situation de handicap. Ce n’est pas une contrainte finalement car dans un autre contexte ce ne serait pas possible. Là c’est marquant humainement », souligne avec justesse la danseuse Deia Cabale, l’une des plus ancienne de Kamuyot, l’interprétant dès son arrivée dans la compagnie en 2021.

Complètement « Gaga »
Dans Kamuyot, les artistes ont une certaine liberté d’expression, ils se mettent à nu, et l’émotion ainsi que les temps d’improvisation tiennent une place importante.
Cependant, l’improvisation est très rare dans le cadre de la danse académique, qui est précise et codée. Afin d’intégrer ces temps-là, le chorégraphe Ohad Naharin a inventé une technique nommée « Gaga ». Cette technique s’axe sur les chaînes musculaires, le mouvement et aussi l’imaginaire. « On peut s’imaginer être traversé par le vent par exemple », explique Pasquale Nocera. Le vocabulaire « gaga » c’est mêler l’insouciance de l’enfance avec une certaine sensualité naturelle et franche. Mais c’est aussi passer d’une volonté de contrôle à un lâché prise total.
« Au début de Kamuyot on est plus à l’aise avec l’improvisation, alors que sur la fin du ballet c’est plus difficile de retrouver une clarté dans le mouvement. Il nous faut des outils pour l’improvisation car c’est très compliqué de sortir de sa zone de confort », atteste la danseuse Deia Cabale.
Kamuyot en soi est une belle prouesse autant artistique, sociale qu’émotionnelle ! En regardant, on est regardé. Pour clore le spectacle, le public est invité à rejoindre les artistes sur le tapis : une boum géante ! Les enfants se prêtent à l’exercice avec joie et intensité. Un moment de relâche salvateur qui rend tout le monde complètement gaga ! On ne voit pas comment Kamuyot pourrait se terminer autrement.
« La société aujourd’hui crée des barrières et des espaces de fuite –les écrans- c’est à cet endroit que la danse – comme tout art- est essentielle comme moyen de toucher l’impalpable, de faire sens et de créer des ponts. C’est toute l’importance de mon travail, d’accompagner les œuvres pour qu’elles soient au plus près des gens », développe Pasquale Nocera.
Dans l’intimité des artistes
Effectivement, le CCN ∙ Ballet de l’Opéra national du Rhin développe une pédagogie pour rendre ces propositions chorégraphiques accessibles, jusqu’à ouvrir la classe du ballet au public. C’est l’entraînement quotidien des danseurs. Un moment intime qui habituellement n’est pas montré. Une opportunité donc pour ces jeunes de pouvoir y assister.
C’est Pasquale Nocera qui prépare en amont les groupes scolaires avant qu’ils n’assistent à la classe du ballet et/ou par la suite, à la représentation de Kamuyot. Sa contrainte est avant tout qu’il ne doit pas vendre la mèche sur le déroulé de la pièce pour préserver l’effet de surprise. Ainsi, Pasquale Nocera, ancien danseur du Ballet de l’Opéra national du Rhin, propose un atelier d’introduction à la danse.
Ce jeudi 19 juin, c’est le dernier jour de représentation de cette chorégraphie au Centre socioculturel de la Meinau. Dans la matinée, côté POLE-SUD, Pasquale Nocera reçoit une classe de CM1 de l’école Jacqueline de Hautepierre. Les enfants, déchaussés, sont en cercle dans le studio, et apprennent sept positions de danse classique. L’objectif est de leur faire comprendre la préparation chorégraphique et le métier de danseur professionnel.
« Là c’est un coude vers le bas, là c’est un coude vers le haut, baisser les coudes, monter les coudes, montre Pasquale Nocera. A part mes coudes, quelle partie du dos est en train de bouger ? ». « Les omoplates ! » crient quelques enfants du groupe. « Et pourquoi avec mes jambes je suis en position en dehors ? » demande-t-il. Les enfants comprennent ainsi, par de simples exercices que le corps peut mieux bouger en fonction de la position des pieds, en V, qui ouvre aussi les hanches. Ça s’appelle l’amplitude
« L’échauffement du danseur à la barre c’est comme un musicien qui accorde son instrument », encore une belle image donnée par Pasquale Nocera pour expliquer aux enfants l’importance de l’entraînement quotidien des danseurs.
Le groupe d’enfants, rôdé, se rend vers la salle où les danseurs et danseuses débutent leur entraînement à 12h15. Ils sont là, jambes en l’air sur la barre. Les enfants sont ébahis. Dans le silence, ils s’installent, et seront attentifs jusqu’à la fin de l’entrainement à 13h.
« Lors de l’entraînement, nous sommes pris à témoin dû à la proximité, et les enfants n’ont pas les codes même s’il y a un briefing avant. On est à moitié dénudé, on a les collants, donc c’est difficile pour ce public de se familiariser avec cette culture du ballet », explique le danseur Hénoc Waysenson.
Une fois que les exercices à la barre sont terminés, les bruits métalliques se mêlent à ceux des chaussons sur le tapis, l’espace est dégagé. Dans l’angle de la salle, le pianiste s’installe. Bruno Bouché, directeur artistique du CCN • Ballet de l’Opéra national du Rhin, se positionne. Le directeur artistique montre aux danseurs les mouvements à reproduire. « Pas de basque, pointes, dégagé, pirouette, et 1 et 2 et 3 et 4, sur la préparation ça dégage 4ème, puis deux pirouettes, tour par correspondance etc… ». Si on ne sait pas, on y comprend rien ! Un vrai charabia pour les non-initiés. Chaque interprète a sa technique pour mémoriser les pas, certains observent, d’autres reproduisent les gestes de manière atténuée.

Le pianiste joue en direct les notes qui accompagnent les danseurs et danseuses, tout est fait au millimètre près, une précision dans la posture, l’angle des bras, l’orientation de la tête. Les enfants, bouches ouvertes, parfois doigts pointés, semblent vraiment impressionnés !
« On a appris beaucoup de choses. Quand ils se mettent sur les points, et qu’ils sautent, ou tournent, c’est génial ! », réagit David, 10 ans. « Moi j’avais regardé Ballerina, c’est un dessin animé, mais c’est mieux en vrai, on voit de plus près, par exemple se tenir sur les pointes et les pieds ouverts en V », poursuit Meyrem, sa camarade.
Comme quoi il n’y a pas que les dessins animés pour rendre accessible le ballet aux enfants, il y a Kamuyot obviously !