L’autrice, Marianne Vollet-Gless, propose des petits contes sur le quartier de la Meinau, à partir de ses souvenirs, divaguant entre réalité et fiction.
Illustration du conte (image ci-dessus) : Axelle Savoye.
Je revenais des courses au SuperCoop et je remontais l’avenue de Normandie, cette longue et large perspective à la soviétique bordée de parallélépipèdes qu’agrémentaient des allées de hauts platanes majestueux et touffus. Je marchais, insouciante, la tête vide, un cabas dans chaque main, saluant une voisine par ici, un parent d’élève par-là, une camarade d’école sur son vélo dans la contre allée. Tous me prirent le bras, se rapprochèrent, d’un air préoccupé, disant : » Maya, Z’avez pas entendu, au sujet des oiseaux d’automne ? Ça va recommencer. Ecoutez, ce n’est pas encore fort, mais… ». Nous tendons l’oreille, les visages tournés vers la canopée feuillue. Plutôt bucolique la cité de l’avenue de Normandie, avec cette haie verte, qui se fermait, hélas sur une tour désespérante de béton gris bouchant la vue vers les jardins du baron Schulmeister.
Ah oui : c’est la période des étourneaux, ils pépient sans trêve cachés par centaines dans les larges feuilles des platanes, bruit de fond étourdissant, mais bon on s’y habitue. Pourtant, tiens, le son enfle, ah un scooter pétarade, cela va stopper les étourneaux, comme toujours. Un 2ème scooter, les étourneaux s’agitent plus fort dans les branche, un 3ème scooter, les étourneaux n’arrêtent pas, leur chant devient sifflements continu, au ton rauque, comme s’ils voulaient couvrir le bruit des scooters. Bizarre, normalement, ils se taisent quand les pots d’échappement claquent dans l’air. Nous marchons lentement le long des platanes, enveloppés de ce chant sourd et lancinant.
Rabia me dit que cela durait depuis 3 jours, sans répit ! Rabia me tire la manche, et me dit que c’était la 3ème année consécutive, et que, l’an dernier, à la même période, celle des arrivées en masse des bancs d’étourneaux dans les platanes de la Normandie, au même moment donc, il se passait des choses étranges dans les appartements des 6ème et 7ème étage.
Surtout la nuit. L’imam avait dit à Mohamed et Freddy, les concierges, que ces cris d’oiseaux étaient une malédiction. Certains de ces oiseaux pouvaient se transformer, devenir très grands, se placer invisibles et pénétrer dans les appartements des étages élevés, pour y nicher.
Dans la chambre de X, au 31, côté cour, Sabri avait beau faire, il n’arrivait plus à traverser la pièce en ligne droite, un pas en avant, et il se heurtait à des invisibles. Il devait faire un écart d’un mètre sur la gauche pour arriver jusqu’à son bureau. Sinon il cognait, à quelque chose, de mou, compact, dans laquelle il s’enfonçait pour se faisait éjecter, sans rien voir : terrifiant !!! Parfois, la chose lui piquait le mollet ou le bras. Et pourtant, il ne voyait rien, il n’y avait rien, d’ailleurs il a filmé avec son smartphone : nada, macache !!
D’abord ses parents lui ont dit d’arrêter ses délires !
De moins fumer. L’imam, son seul confident, sait que c’est devenu un bon pratiquant, ni fumette ni bière ni rien. Et pourtant, ces taches de bleu, de piques sur les membres, ces yeux fiévreux, çà durait depuis un moment. On ne savait que faire, il allait de plus en plus dans sa chambre en tanguant, mais y allait. Jusqu’à ce matin, où sa sœur qui dormait sur le lit du haut en face du bureau, sa sœur Rafida, avait disparue : PFOOTHH !!!! Comme çà. Et hier, c’est lui, lui aussi, qui est parti, avec leurs smartphones avec internet.
Parents et voisins, tous sont inquiets. Et maintenant, ils ne veulent plus habiter les 6 et 7èmes étages, justes en face des sommets des platanes. L’imam a essayé de lever la malédiction, il a essayé de les calmer, disant que les oiseaux seuls ne peuvent faire çà.
Mais la peur s’est installé dans le visage de tous les locataires des 6ème et 7ème, surtout du 31. Les habitants sont sûrs désormais que les géants invisibles sont amenés avec la migration des étourneaux. Tant que les étourneaux émettront leurs cris rauques et entêtants, certains d’entre eux vont acquérir des pouvoirs maléfiques, grossir, s’invisibiliser, et venir nidifier dans les chambres d’ados qu’ils agripperont pour les emporter loin vers des terres hostiles pour en faire des chairs à manger.
Je regardais Rabia, complètement abasourdie, incrédule, mais défrisée de mon insouciance de ce matin. Ainsi à deux minutes de mon logement, des oiseaux ogres invisibles se repaissaient de jeunes habitants des 6ème et 7ème étages. Le cabas m’en tombait des bras. Rabia souriait, satisfaite d’avoir ébranlé mon insouciance tout en partageant son anxiété. Les voisines en étaient toutes émues. Je vais devoir mener une enquête approfondie ; Pourquoi les étourneaux géants de la Normandie voudraient-ils se nourrir d’enfants de haut étage plutôt que de script coccinelles alphabétiques, si abondantes dans le parc Schulmeister cette année ?